ECCLÉSIOLOGIE

ECCLÉSIOLOGIE
ECCLÉSIOLOGIE

Il ne peut y avoir et il n’y a, pour le croyant et pour le théologien chrétien, qu’une seule Église de Jésus-Christ, à la fois visible et spirituelle, humaine et surnaturelle, qui est un article de foi du symbole des Apôtres. Cependant, on rencontre, non seulement dans le langage courant, mais encore dans celui des hommes de loi et même dans celui des théologiens, une application assez générale du mot «Église» aux communautés chrétiennes séparées les unes des autres. Il en résulte des variations dans la terminologie.

Selon un usage empirique, descriptif, voire purement sociologique du mot, on dit l’Église orthodoxe russe, l’Église luthérienne de Suède, l’Église vaudoise, l’Église réformée des Pays-Bas. Ces désignations commodes ne sont pas rigoureuses; jamais, dans l’Antiquité, on n’aurait parlé de l’Église d’Arius ou de l’Église donatiste d’Afrique. Il vaudrait mieux, en ce cas, parler des communions orthodoxe, luthérienne, réformée. Mais l’usage courant prévaut souvent.

La langue juridique emploie le mot «confession» ou «Église» pour désigner les unités cultuelles reconnues. Ainsi parle-t-on de la séparation des Églises et de l’État, des rapports des Églises avec la société en général. Le mot désigne alors une société de droit n’ayant pas de territoire propre, mais fondée sur une confession de foi déterminée et sur des manifestations cultuelles réglées par une autorité légitime.

La tradition théologique, catholique ou orthodoxe évite d’appeler «Églises» les communautés qui n’ont pas les sacrements ni le ministère issus des Apôtres. En revanche, les confessions protestantes font du mot un emploi assez large, plutôt sociologique, sans lui attacher toujours une signification théologique proprement dite.

1. Les origines et les sens du mot «église»

Le réflexion sur l’Église est liée à l’origine du terme. Le mot «église» vient du latin ecclesia , simple transcription du grec 﨎凞兀靖晴見 qui, comme 﨎羽﨑見福晴靖精晴見, 見神礼靖精礼凞礼﨟, n’a pas été traduit par les chrétiens de langue latine afin de lui garder sa signification primitive. Les chrétiens de langue anglo-saxonne, au contraire, ont adopté plus tard un terme de la langue populaire, Kirche , church . Le mot grec ecclesia , abréviation de 﨎凞兀靖晴見 精礼羽 狀羽福晴礼羽 (assemblée du Seigneur), traduit l’expression biblique qahal Yahvé , le «peuple de Dieu». Cette expression apparaît dans la Bible surtout à trois moments de l’histoire du peuple juif: au temps de l’Exode, elle désigne la communauté du désert sortie de la servitude d’Égypte, la coalition des tribus en marche vers la Terre promise; lors de la réforme du roi Josias et de la nouvelle promulgation de la loi (Deutéronome), l’expression apparaît chargée du contenu de la prédication des prophètes: elle exprime l’idée de l’élection du peuple d’Israël, témoin de Yahvé devant les nations (cf. Is., XLIX, 22); après l’exil de Babylone, elle désigne l’assemblée culturelle des juifs dispersés et rassemblés autour du Temple de Jérusalem, dans l’observance de la Torah et l’offrande d’un sacrifice spirituel. Dans la version grecque des Septante, qahal est traduit en général par 﨎凞兀靖晴見, mais quelquefois aussi par 靖羽益見塚諸塚兀.

Dans le Nouveau Testament, l’ 﨎凞兀靖晴見 désigne la communauté des derniers temps, le «reste d’Israël» qui confesse Jésus au nom de tout le peuple comme le Messie attendu. Le mot est fréquent chez saint Paul, et il est probable qu’il a été emprunté par l’apôtre à la communauté de Jérusalem. On le rencontre, en effet, dans l’Évangile judéo-chrétien de Matthieu (XVI, 18; XVIII, 17) et dans les sections des Actes des Apôtres provenant de sources palestiniennes, où il s’applique à la communauté chrétienne rassemblée après la Pentecôte. Mais il prend alors une extension nouvelle, en raison de l’appel des païens à constituer eux aussi le «peuple de Dieu» (Pierre, II, 9-10) pour une nouvelle étape de son histoire. L’Église apparaît alors constituée «des juifs et des gentils», comme le reconnut le Concile de Jérusalem en l’an 49 (Actes, XV).

Il faut noter que, dès l’époque primitive, le terme «Église» s’emploie aussi, au singulier et au pluriel, pour désigner les communautés locales qui réalisent pleinement, en un lieu donné, l’Église telle que nous l’avons définie. Ainsi, saint Paul parle de l’Église qui est à Corinthe ou de celle qui est à Rome, et saint Jean des Églises d’Asie. Parfois, le mot peut même désigner les petits groupes de fidèles assemblés dans une maison, mais qui sont en union avec les disciples du Christ réunis depuis la Pentecôte.

2. Église et royaume de Dieu

Les exégètes contemporains (depuis J. Weiss et A. Schweitzer) ont rappelé le lien qui existe dans le Nouveau Testament entre l’Église et le Royaume de Dieu, notion beaucoup plus largement présente dans la prédication de Jésus que celle d’Église. Appréciant le constat et forçant un peu les choses, Alfred Loisy écrivait vers 1900: «Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue» (L’Évangile et l’Église ).

Dans le Nouveau Testament, l’Église est toujours, en effet, la «communauté des derniers temps». Elle est présentée comme les prémices, l’avant-goût du Royaume qui vient, annoncé par Jésus-Christ. Les chrétiens sont les héritiers des promesses faites à Abraham, et ils constituent, grâce à l’accession des gentils, l’Israël définitif, préfigurant le rassemblement final du peuple juif et de l’humanité. Cette idée est exprimée avec une insistance particulière par saint Paul (Rom., IX-XI) et par l’Apocalypse (Apoc., VII, 1-12). Tandis que, dans l’Ancien Testament, le peuple de Dieu était distingué des païens et séparé d’eux, dans le Nouveau, les païens font, aux côtés des juifs, partie du peuple de Dieu et forment avec eux un seul peuple saint, un peuple appelé et réconcilié, en attendant le jour où toute l’humanité sera réunie dans le royaume de Dieu à venir. Ce jour-là sera marqué par le retour du Christ, qui doit rassembler dans l’unité tout l’univers. Le Nouveau Testament répond ainsi à l’Ancien: tandis que celui-ci est caractérisé par l’attente du Royaume et par une économie d’élection et de séparation, celui-là l’est par l’annonce du Royaume qui vient et par une économie de réconciliation et de communion.

Cependant, le Nouveau Testament n’identifie pas l’Église avec le royaume de Dieu. Même si les disciples sont appelés une fois ou l’autre «coopérateurs du royaume de Dieu» (Col., IV, 11), on n’imaginerait pas de dire qu’ils construisent la cité céleste. L’Église a ainsi sa consistance propre par rapport au Royaume à venir. Elle doit un jour devenir la communauté sur laquelle le Seigneur régnera, mais seulement après l’épreuve annoncée par l’Évangile et après la discrimination du Jugement. Le temps présent n’est pas celui du Royaume advenu, mais seulement celui où l’Église est rassemblée «des quatre vents» (Didaché , X, 5) en vue du royaume de Dieu.

Dans sa phase tout à fait primitive, l’Église n’eut pas de culte organisé, de hiérarchie sacerdotale, ni de doctrines formulées, puisqu’elle vivait encore au sein de la communauté juive. En se constituant, elle a hérité de tous les éléments de la tradition judaïque. Vivant dans la conscience d’être le peuple de Dieu des derniers temps, la communauté instituée par Jésus-Christ portait cependant en germe une constitution propre: la Cène du Seigneur, actualisant et renouvelant le mémorial de la pâque juive, l’appel des douze Apôtres, envoyés baptiser toutes les nations, l’annonce du salut («Jésus est Seigneur») et du retour du Christ («Marana tha»), principe de toute confession de foi. Bien que Jésus ait annoncé le Royaume et proclamé un message de justice et d’amour entre les hommes, et non pas fait œuvre directe de législateur, la constitution de l’Église résulte donc bien de la fondation par lui d’une communauté de disciples.

3. La fondation de l’Église

Aussi les exégètes admettent-ils généralement aujourd’hui que la constitution de la communauté primitive remonte à la personne et à l’activité de Jésus. Pour certains, il est vrai (ainsi W. G. Kümmel, R. Bultmann), ce n’est pas la personne de Jésus, mais l’action divine en lui qui est à l’origine historique de l’Église: Jésus lui-même n’aurait pas procédé à son institution; il n’aurait fait que proclamer la bonne nouvelle aux «brebis perdues d’Israël», sans l’annoncer aux païens. Cette extension de l’annonce, d’où est résultée l’Église, serait une décision de Pierre et des Anciens qui l’ont sanctionnée au Concile de Jérusalem. Il faut admettre toutefois, avec d’autres auteurs (comme O. Cullmann, F. M. Braun, P. Benoit), que la conscience messianique de Jésus est une donnée historique bien établie, en particulier grâce aux documents que nous possédons aujourd’hui en plus grand nombre sur le judaïsme intertestamentaire (apocalypses juives, documents de la mer Morte, targoums). Le Nouveau Testament présente l’Église comme fondée le jour de Pâques, dans la mort et la résurrection du Christ. Jésus a voulu rassembler autour de lui une communauté messianique; il a reconnu l’échec de sa prédication auprès des institutions établies; et il a offert sa mort à la place (substitution) du grand nombre, dans l’attente de la réconciliation de tout le peuple; il a laissé entrevoir, de sa mort à l’avènement du Royaume, un temps nouveau, non de pure attente, mais de réunion des disciples autour des douze Apôtres. Il est ressuscité et la semence de sa prédication (kérygme) a été jetée.

Si l’on admet ces données, on peut reconnaître que Jésus lui-même a voulu fonder l’Église. L’élection des douze Apôtres est particulièrement significative. Elle est historiquement bien établie, puisque Judas fut remplacé pour compléter le nombre des douze (Actes, I, 15-26) et puisque Paul rapporte la confession de foi primitive des douze Apôtres (I Cor., XV, 5). Or ce nombre symbolise les douze tribus, l’Israël total qui doit être rassemblé. De même, les paroles de Jésus le soir du jeudi saint montrent qu’il a célébré la Cène comme le mémorial de la pâque, instituant ainsi l’eucharistie et donnant ordre à ses disciples d’accomplir, alors même qu’il ne sera plus parmi eux, le rite qu’il vient d’inaugurer («Faites ceci en mémoire de moi»). Jésus a annoncé enfin à ses disciples l’envoi d’un défenseur, l’Esprit-Saint, qui les assistera et leur enseignera ce qu’ils auront à dire, en particulier devant les tribunaux lorsqu’ils seront mis en jugement (Jean, XVI, 5-15). Tous les ordres donnés par Jésus aux disciples visent clairement des temps à venir: en particulier l’invitation faite à Pierre, revenu de sa faiblesse, de confirmer ses frères (Luc, XXII, 31); la mission de paître le troupeau (Jean, XXI, 15-18); enfin la promesse que «les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre l’Église» (Matth., XVI, 18), promesse dont le caractère sémitique et primitif est indiscutable.

Il reste que l’Église chrétienne n’a pas reçu de Jésus-Christ lui-même une constitution stable et complète, au sens où l’on parle de la constitution d’un État ou des statuts d’une société. L’institution ecclésiastique s’est élaborée au cours des temps. Elle n’est pas qu’une donnée biblique. Elle est aussi un fait de tradition.

4. L’Église, sacrement du salut et société humaine

La tradition chrétienne affirme que l’Église est née à la Croix , nouvelle Ève sortie du côté transpercé du Christ. Elle affirme aussi que l’Église a été manifestée à la Pentecôte : par l’Esprit envoyé du Père, l’Église a été sanctifiée dans la vérité. Elle constitue ainsi dans le temps un mystère , c’est-à-dire qu’elle est une manifestation divine dans l’histoire, comme Jésus est la manifestation même de Dieu au milieu des temps. Tandis que les nations poursuivent leur course, l’Église, tirée du peuple juif et tirée des nations, prépare le rassemblement de tous les hommes. Elle est le «sacrement du salut», signe et voie de l’unité finale de tous les hommes en Jésus-Christ.

Cette même Église, qui est mystère céleste dans sa réalité profonde, présente néanmoins le visage d’une société terrestre. De ce point de vue, elle est une institution humaine, avec toutes les faiblesses et les vicissitudes historiques que cela implique: elle est faillible et réformable. Mais il est impossible de dissocier les deux aspects de l’Église sans dissocier aussi les deux dimensions visible et invisible, actuelle et finale de l’œuvre du Christ, et donc sans détruire à sa racine l’économie du salut. De même qu’il n’y a qu’une seule humanité du Christ, unie en lui à sa divinité, de même il n’y a qu’une société terrestre visible qui est l’Église. Opposer une Église, société humaine, juridique et faillible, à une Église assemblée des saints, vivante et spirituelle, c’est méconnaître la cohérence de l’histoire de l’Église. Il convient alors de définir correctement cette société visible: elle n’est pas une société temporelle au même titre que la société des nations. Elle est le lieu total des sacrements, des annonces prophétiques de la Parole de Dieu, des efforts de justice et de charité accomplis sous la mouvance du Christ; elle est le signe posé dans le monde de la résurrection de Jésus-Christ; elle est l’avant-goût du Royaume qui vient.

L’unité de l’Église-société est ainsi une unité réelle dans des signes: «L’Église en sa réalité institutionnelle et visible apparaît comme définie et constituée par le ministère de la foi et des sacrements de la foi; finalement, elle est le «sacrement» de la Croix, c’est-à-dire d’une vie nouvelle et de l’union des hommes au Christ sauveur» (Y. Congar, Esquisses du mystère de l’Église ).

On a l’habitude de dire de nos jours, selon une vue qui remonte au XVIe siècle (Catéchisme du Concile de Trente ; Calvin) mais s’enracine dans la liturgie baptismale des premiers siècles, que l’Église exerce dans le monde une fonction sacerdotale, prophétique et royale. L’Église est sacerdotale parce que tout chrétien offre le sacrifice spirituel avec le Christ; elle est prophétique , parce que l’Église, «colonne et soutien de la vérité» (I, Timothée, III, 15), doit au cœur de l’histoire veiller sur le monde et déchiffrer les «signes des temps»; elle est royale , parce qu’il lui faut annoncer un message de liberté dans un monde où les hommes sont toujours esclaves les uns des autres. On caractérise aussi de cette façon les aspects principaux de la vocation de l’Église et de son service dans le monde: diaconie, communion, témoignage. C’est ainsi que la définissait en 1960 W. A. Visser’t Hooft, alors secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises.

5. L’ecclésiologie dans l’histoire

Le christianisme, incluant la révélation d’une Église, ne fait pas que livrer le sens de Dieu; il a apporté aussi un certain sens de l’homme. Celui-ci devait nécessairement rencontrer les conceptions diverses de l’homme qui se sont formées au cours de l’histoire. Cette rencontre a suscité soit des oppositions, soit des symbioses. D’où des ecclésiologies successives diverses.

L’influence du monde gréco-romain

Ce sens de l’homme s’est exprimé dans l’Église en premier lieu au sein du monde gréco-romain dans un climat intellectuel platonicien. Certes, le langage ainsi que les idées du platonisme n’ont pas été repris purement et simplement par les auteurs chrétiens; mais l’Église s’est comprise elle-même d’abord dans le climat spirituel du néo-platonisme et du stoïcisme: celui d’une hiérarchie des êtres, les plus hauts degrés d’être étant célestes, hors de nos prises, éternels. Selon cette conception antique, les réalités sensibles reflètent dans le monde corporel les actions divines, l’ordre céleste. Dieu et le monde d’en haut sont considérés comme présents et actifs dans ce monde-ci. L’Église put ainsi apparaître comme le «symbole» où se joignent l’action céleste et sa manifestation terrestre, comme l’épiphanie du divin.

Cette vision spirituelle de l’Église, qui a été celle des Pères de l’Église dans le monde gréco-romain, transcrit en termes d’être, et selon une théologie de la création, le donné biblique qui prend ainsi forme et consistance de message éthique et exprime l’alliance de Dieu avec les hommes. Cette interprétation ontologique était, il est vrai, contenue dans le message moral du Christ, et elle a été sanctionnée par les conciles. Elle a permis de regarder l’Église comme un mystère, non seulement historique mais cosmique; elle a une grande cohérence théologique. Elle est reçue par les Églises traditionnelles (Église orthodoxe, Église catholique romaine, anciennes Églises d’Orient). Le risque existe cependant de substituer à l’attente eschatologique, qui est au cœur de la Bible, une préoccupation soit ontologique et allégorique, soit morale et exemplariste, plus grecque que judéo-chrétienne. Ce danger n’est compensé que par l’affirmation qu’il y a une unique histoire du salut, laquelle repose sur l’unité du peuple de Dieu. Dans cette perspective, l’Église (l’Una sancta ) tient son unité historique du Christ, tête du corps mystique, et de l’Esprit-Saint qui conduit le peuple de Dieu et vient remplir l’univers.

C’est sur ce fondement ecclésiologique qu’ont été formulées théologiquement les principales données de la structure de l’Église, reçues d’abord de l’Église primitive judéo-chrétienne: succession apostolique; rôle de l’évêque et collégialité du corps épiscopal; rôle respectif des laïcs et des prêtres; salut en corps; symphonie des pouvoirs spirituel et temporel; validité des actes sacramentels; pouvoir personnel de l’évêque de Rome, successeur de Pierre; universalité virtuelle de l’Église. La chrétienté du Moyen Âge est née de ce grand mouvement unificateur, dans lequel l’Église était considérée comme devant réaliser en elle l’unité du monde habité, sous l’impulsion du Christ, tête de l’univers.

L’Église et la société chrétienne au Moyen Âge

Un instant entrevu, cet idéal a favorisé la naissance de la chrétienté. Mais il portait en lui la confusion entre l’Église et la société civile. Au cours du Moyen Âge, les compétences de l’une et de l’autre furent souvent mélangées. La réforme pontificale de l’Église, dite réforme grégorienne – elle a commencé avec les papes Léon IX (1049-1054) et Grégoire VII (1073-1085) –, a eu pour effet d’affranchir le gouvernement de l’Église du pouvoir des laïcs, aux mains desquels il était tombé pour une large part (nomination aux charges, décisions synodales, fondations d’Églises). La curie pontificale commença alors à revendiquer pour l’Église un droit propre, distinct du droit civil, et on en vint à mieux distinguer l’Église et la société chrétienne. Cette revendication fut menée par les juristes pontificaux au nom de la remise à Pierre par le Christ de pouvoirs propres transmis à des successeurs. Cette réforme a provoqué en Occident de longs conflits entre le pouvoir hiérarchique (ou «sacerdotal» et le pouvoir laïc (ou «impérial»). Elle a eu pour effet bénéfique d’affermir la liberté de l’Église par rapport au pouvoir séculier. Mais elle a entraîné aussi la sécularisation et l’autonomie juridique de la société civile. Ses effets se sont fait sentir jusqu’à nos jours dans les séparations de l’Église et de l’État qui se sont réalisées dans de nombreux pays sur décision du pouvoir civil, non sans de nombreuses marques de laïcisme, et avec résistance de l’Église, non sans de fréquentes manifestations de cléricalisme.

La mise en question de la Réforme

La Réforme du XVIe siècle a opéré une mise en question radicale, non pas de l’institution de l’Église comme telle, mais de la société ecclésiastique historique. Les réformateurs ont distingué l’Église visible, faillible, et qui, pour eux, doit être sans cesse réformée, et l’Église voulue par Jésus-Christ, communauté sainte des vrais fidèles animés par la prédication de la Parole de Dieu et formellement invisible. Ils soumirent donc toute autorité constituée dans l’Église au seul critère de l’Écriture. L’ecclésiologie réformée repose sur un sens spirituel nouveau de l’homme: la relation de l’homme et de Dieu est conçue essentiellement comme une relation directe, intérieure, indépendante de tout intermédiaire autre que Jésus-Christ. C’est une relation spirituelle interprétée à partir du texte de l’Écriture qu’éclaire le témoignage intérieur du Saint-Esprit. Devant cette contestation, l’Église catholique romaine a répondu par une défense de l’autorité sacerdotale et de la visibilité de l’Église.

Renouvellement contemporain de l’ecclésiologie

De nos jours, dans la situation actuelle de postchrétienté, grâce au travail commun des chrétiens dans le monde et au rapprochement entre les Églises, les théologiens des différentes confessions retrouvent peu à peu les voies d’une ecclésiologie commune. Selon celle-ci, l’Église est le peuple de Dieu, le corps du Christ, le temple du Saint-Esprit, «signe levé sur les nations» (Is., XI, 12), «communion des fidèles rassemblés de partout par la célébration d’une même eucharistie (Église orthodoxe ; deuxième Concile du Vatican; Lumen gentium ), «peuple convoqué de toutes les nations», espérance de renouvellement pour le monde (Assemblée d’Upsal du Conseil œcuménique des Églises; deuxième Concile du Vatican; Gaudium et spes ). Une recherche est enfin amorcée en vue d’un rapprochement entre l’Église et la Synagogue (cf. K. Thieme, Kirche und Synagoge , 1945; Décret sur les juifs du deuxième Concile du Vatican).

6. Les ecclésiologies contemporaines

Les chrétiens n’accordent pas tous la même importance aux données de la constitution de l’Église reçues en droite ligne des Apôtres et de la primitive Église. Mais un consensus de plus en plus grand s’est dessiné entre les Églises au sein du mouvement œcuménique pour reconnaître que l’Église a été fondée par Jésus sur la reconnaissance de la Trinité et de Jésus-Christ comme Seigneur et Sauveur. Sur le fondement de cette foi commune, les communions chrétiennes réunies dans le mouvement œcuménique gardent cependant des ecclésiologies différentes. Cette divergence des ecclésiologies ne peut être résolue par l’Écriture seule; elle met en jeu à la fois l’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire une herméneutique, et un jugement sur les traditions, c’est-à-dire la critique historique. La question de l’unité de l’Église est ainsi à la fois biblique et historique. On peut la poser de la façon suivante: «Puisque la promesse du Saint-Esprit est attachée dans le Nouveau Testament, non pas à toutes les communautés chrétiennes possibles, mais à la seule Église fondée historiquement par Jésus-Christ, quels sont les critères visibles de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, confessée par tous les chrétiens dans le symbole des Apôtres?»

L’ecclésiologie de l’orthodoxie

Pour l’orthodoxie, l’Église est surtout un mystère, lié à la célébration de l’eucharistie. Elle est la communion des Églises locales. L’orthodoxie réagit ainsi contre l’idée d’Église universelle et contre la centralisation qui lui est habituellement attachée en Occident. La succession apostolique est pour l’orthodoxie la succession continue des évêques qui, depuis les origines, occupent les sièges des Églises fondées par les Apôtres en exerçant leur ministère dans l’Église locale. Comme les Églises elles-mêmes, les évêques sont des égaux dans l’Église: aucun patriarche, aucun primat n’a juridiction sur les autres. Il y a seulement des primautés d’honneur attachées aux sièges apostoliques. Dans l’Église réunie, il n’y a place pour l’évêque de Rome, comme pour tout autre hiérarque exerçant une présidence effective dans l’Église, que selon une primauté inter pares .

L’aspect peu unifié de l’ensemble de la vie religieuse en Orient n’a pas que des justifications théologiques. Il a aussi et d’abord des causes historiques. En Occident, Rome était au début pratiquement le seul centre culturel et politique; en Orient, au contraire, il existait de nombreux centres. L’Église s’est organisée, ici et là, non pas seulement sur la base des sièges apostoliques, mais sur celle des circonscriptions nationales et régionales: Antioche et Alexandrie furent des centres, bien avant Byzance. D’Antioche et d’Alexandrie sont issues respectivement les Églises nestorienne et monophysite, séparées depuis le concile de Chalcédoine.

Ce furent donc les influences spirituelles et politiques des différents centres qui donnèrent naissance à des Églises et, par voie de conséquence, à des ecclésiologies diversifiées en Orient. L’ecclésiologie est d’ailleurs attachée en Orient au rite plutôt qu’à la confession; le mot «rite» ne signifiant pas uniquement les coutumes liturgiques, mais aussi les réglementations du droit ecclésiastique et la spiritualité. Dans l’Église orientale, il y a cinq rites fondamentaux: byzantin, alexandrin, antiochien ou syriaque occidental, syriaque oriental ou chaldéen, et arménien. La plupart d’entre eux, à cause de leur vaste diffusion, ont subi de nouvelles modifications, donnant naissance à des ramifications liturgiques de ces rites. Il y a ainsi dans le rite byzantin les rites grec, slave, roumain et géorgien; dans le rite alexandrin, les rites copte et éthiopien. Mais l’unité ecclésiologique est le rite fondamental, au sens déterminé ci-dessus. Les Églises orientales unies à Rome reçoivent le dogme en union avec l’Église catholique tout entière, mais gardent leur rite, et en ce sens leur ecclésiologie propre: la pluralité des ecclésiologies est ainsi admise de fait au sein de l’unité catholique.

Les anciennes Églises orientales, malgré les différences qui affectent leurs rites, ont une structure ecclésiastique très voisine. On dit souvent que, par opposition à celle de l’Église latine, leur consitution est «synodale». En réalité, les Églises orientales ont conservé depuis les origines un fort caractère monarchique, et il y a de nombreux cas d’autoritarisme de la part de leurs chefs hiérarchiques. Mais les décisions sont toujours prises avec l’appui d’un synode: la participation des laïcs au gouvernement n’a jamais cessé d’être importante, et les synodes nationaux se réunissent à intervalles réguliers.

L’influence de l’État sur les affaires de l’Église a toujours été très forte en Orient: l’Église orthodoxe, à Byzance, a connu des périodes de véritable césaropapisme. Les Églises soumises à l’Islam, puis au pouvoir ottoman, ont connu également des moments de situation ecclésiologique forcée et de soumission au pouvoir civil. Quant à l’Église russe, elle a dû composer avec le pouvoir soviétique, comme elle le fit jadis avec le pouvoir tsariste. Dans ce contexte politique, le patriarche de Constantinople s’est s’efforcé de jouer un rôle effectif de centre de l’orthodoxie.

Les Églises orientales rejettent la doctrine de la primauté de juridiction du pape de Rome, telle qu’elle a été définie au premier Concile du Vatican. Cependant, certains Pères de l’Église d’Orient ont reconnu jadis une primauté du pape, et les orthodoxes tiennent pour nécessaire la succession apostolique: d’où une hésitation de leur ecclésiologie à ce sujet, certains étant favorables à un dialogue sur ce point avec l’Occident, d’autres allant jusqu’à mettre en doute la primauté de Pierre parmi les douze Apôtres.

Au XIXe siècle, les slavophiles ont répandu en Russie la doctrine de la sobornost , qui a pris souvent la forme polémique d’une opposition au catholicisme. Elle repose sur l’idée de la «possession en commun» et de la garde par tout le peuple de la vérité dans l’Église. Bien qu’elle tente parfois de rejeter la doctrine du magistère infaillible des conciles œcuméniques, cette ecclésiologie, avec des nuances diverses, prédomine chez les théologiens slaves contemporains.

L’ecclésiologie de la Réforme

L’ecclésiologie de la Réforme protestante est fondée avant tout sur l’idée de la communion des vrais fidèles, justifiés par la foi (Luther), ou sur celle de l’assemblée des prédestinés (Calvin). L’Église est donc surtout un don de grâce, effet de la prédication; elle se reconnaît à ce signe que «la Parole de Dieu y est vraiment annoncée et les sacrements correctement administrés», mais elle doit se réformer sans cesse (« Ecclesia reformata, semper reformanda »). Au cours des XVIe et XVIIe siècles, surtout après la polémique de Jurieu avec Bossuet, les auteurs protestants ont insisté unilatéralement sur l’invisibilité de l’Église, au détriment de l’ecclésiologie, ce qui les a conduits à ne donner qu’une place restreinte à la doctrine du ministère.

Le protestantisme contemporain est très influencé par l’œuvre de Kierkegaard: les théologiens K. Barth et E. Brunner lui ont emprunté les idées de «contemporanéité» du chrétien avec le Christ, d’«approfondissement dans l’existence» et de «différence qualitative infinie du temps et de l’éternité». Pour ces auteurs, tenants d’une théologie dialectique, l’Église est fondée sur l’événement de la Parole de Dieu, qui atteint le croyant directement, sans médiation. Cet événement est, dans le temps, le fondement même de l’institution ecclésiastique, qui n’est plus invisible pour eux comme elle l’était pour les réformateurs. L’Église est dès lors la manifestation de l’action de Dieu, son signe, non sa cause. La continuité apostolique de l’Église repose sur la continuité de la prédication dans l’Église et sur la succession de la doctrine, non sur la succession des ministres ordonnés.

Certaines communautés libres ont une conception de l’Église essentiellement synodale et rejettent, pour cette raison, toute conception de la succession dans l’Église autre que celle de la doctrine: le ministère est pour elles strictement fonctionnel et relève du «témoignage intérieur du Saint-Esprit». Quant aux sectes chrétiennes de tendance «pentecôtiste», elles insistent surtout sur le rassemblement spontané des croyants sous l’effet de l’inspiration personnelle. Il faut bien distinguer ces sectes pentecôtistes des autres sectes modernes qui n’ont de chrétien que le nom.

Recherches catholiques

L’Église catholique a commencé à formuler la doctrine de l’Église au deuxième Concile du Vatican (constitution Lumen gentium et Gaudium et spes ). Auparavant, son ecclésiologie était implicite et dispersée. Il fallait la chercher dans l’œuvre des Pères (saint Basile, saint Augustin) et dans celle des théologiens (saint Thomas, Bellarmin, Moehler, Newman, Congar). Après avoir insisté unilatéralement au cours des siècles passés sur l’universalité et la visibilité de l’Église et sur les pouvoirs du pape, la théologie catholique regarde l’Église, à présent, surtout comme la communauté historique issue de l’envoi des douze Apôtres et comme une communion d’Églises. Sa vigueur dogmatique s’exprime non plus sous sa forme exclusive («Hors de l’Église point de salut», formule qui, en rigueur de termes, conduisait d’ailleurs à l’opposé de la Tradition), mais sous sa forme accueillante et positive («L’Église est le sacrement du salut offert à tous les hommes»). La succession apostolique n’est pas seulement ni d’abord la série continue des fonctions conférées de ministre ordonné à ministre ordonné, mais la succession des dons de grâce dans tous ses domaines, doctrine, ministère, sacrements. Il y a une succession valide des ministres ordonnés, parce que ceux-ci sont eux-mêmes partie intégrante de l’institution voulue par Jésus-Christ, à laquelle l’Esprit-Saint a été promis pour la durée de son existence. Cette ecclésiologie de l’Église catholique romaine contemporaine n’est pas l’antithèse des ecclésiologies des autres communions chrétiennes. Elle se présente comme l’ecclésiologie reçue de la Tradition, assez compréhensive pour que toute Église trouve un jour sa place dans l’unité catholique.

ecclésiologie nom féminin (du grec ekklêsia, église) Doctrine théologique sur l'Église ; partie de la théologie qui traite de la vie de l'Église.

ECCLÉSIOLOGIE, subst. fém.
THÉOL. Théorie de l'Église; en partic., partie de la théologie qui traite de l'Église. La place que tiennent les idées individualistes dans la philosophie et l'ecclésiologie des réformateurs (L. FEBVRE, Combats pour hist., 1927, p. 75)
Rem. Le théologien spécialiste de l'ecclésiologie est l'ecclésiologue, subst. masc. Attesté, souvent comme peu usité, ds Lar. 19e20e, LITTRÉ, GUÉRIN 1892 et QUILLET 1965.
Étymol. et Hist. 1927 (L. FEBVRE, loc. cit.). Composé du rad. lat. de ecclesia et de -logie.
DÉR. Ecclésiologique, adj. Qui est relatif à l'ecclésiologie, à l'Église ou aux Églises. La réflexion ecclésiologique des théologiens des diverses confessions chrétiennes (Philos., Relig., 1957, p. 4609). []. 1re attest. 1957 id.; de ecclésiologie, suff. -ique.

ecclésiologie [eklezjɔlɔʒi] n. f.
ÉTYM. 1927; du rad. latino-grec de ecclesia « église », et -logie.
Théol. Partie de la théologie (chrétienne) qui traite de l'Église.
DÉR. Ecclésiologique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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